Les fonds de continuation représentent aujourd’hui l’une des innovations les plus controversées de l’industrie du private equity. Pour comprendre simplement : imaginez un gérant de fonds qui possède une entreprise performante, mais son fonds arrive à échéance. Au lieu de la vendre (peut-être à un prix sous-optimal), il crée un nouveau véhicule pour la conserver plus longtemps. Cette stratégie a littéralement explosé, passant de 9 milliards de dollars en 2015 à plus de 71 milliards en 2024.
Mais cette croissance phénoménale soulève des questions fondamentales. Certains y voient une innovation nécessaire face aux défis de sortie actuels. D’autres dénoncent un mécanisme qui s’apparente dangereusement à un système de Ponzi déguisé. Analysons cette controverse de près.
1. Genèse et motivations : quand la crise change tout
L’impact déterminant de 2008
Pour comprendre l’émergence de ces fonds, il faut revenir à la crise financière de 2008. Cette période a complètement bouleversé l’écosystème du private equity. Les sorties en bourse sont devenues quasi impossibles, les ventes stratégiques se sont raréfiées, et l’accès au crédit s’est considérablement resserré.
Les gérants de fonds se sont alors retrouvés coincés avec leurs investissements bien au-delà des cycles traditionnels de 10 ans. La nécessité a créé l’innovation : si les sorties classiques ne fonctionnent plus, pourquoi ne pas prolonger la détention des actifs les plus prometteurs ?
Cette évolution s’inscrit dans une tendance plus large : les périodes de détention moyennes dans le private equity sont passées de 5,7 ans historiquement à 6,7 ans aujourd’hui, reflétant la complexité croissante des stratégies de création de valeur.
Les motivations stratégiques des gérants
Les gestionnaires ont plusieurs raisons légitimes d’apprécier ces structures. D’abord, la conservation des actifs « trophées » qui nécessitent plus de temps pour réaliser leur plein potentiel. C’est particulièrement pertinent dans des secteurs comme la santé ou la technologie, où les cycles de développement s’étendent naturellement sur de longues périodes.
Ensuite, l’optimisation économique via la prolongation des commissions de gestion et la possibilité de cristalliser des intérêts portés tout en maintenant l’exposition à l’actif. Cette dimension, bien que légitime du point de vue des gérants, constitue également l’une des principales sources de critique de ces mécanismes.
2. Rôle et positionnement dans l’écosystème actuel
Le “quatrième pilier” des stratégies de liquidité
Les fonds de continuation sont désormais considérés comme le “quatrième pilier” des stratégies de liquidité du private equity, aux côtés des IPO, des cessions stratégiques, et du refinancement. Cette institutionnalisation témoigne de leur acceptation croissante, mais aussi de la nécessité structurelle qu’ils comblent.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2024, ces fonds représentent 14% de toutes les sorties de private equity au niveau mondial, contre seulement 2,7% en 2019. Cette progression s’accompagne d’une sophistication croissante des structures, avec plus de 50% des transactions intégrant désormais des mécanismes de paiement différé et des clauses d’earn-out.
Réponse aux contraintes institutionnelles
Ces véhicules répondent aux besoins spécifiques des investisseurs institutionnels, particulièrement les fonds de pension et les compagnies d’assurance, qui font face à des pressions de liquidité croissantes tout en cherchant à maintenir leur exposition aux actifs alternatifs. La structure duale – permettant à la fois le retrait et la poursuite de l’investissement – offre une flexibilité précieuse dans la gestion d’allocation d’actifs à long terme.
3. Mécanismes opérationnels : comment ça fonctionne vraiment
Le processus étape par étape
Le fonctionnement d’un fonds de continuation suit un processus structuré en quatre phases, s’étalant typiquement sur 4 à 6 mois :
Phase d’initiation : Sélection de 1 à 5 actifs performants d’un fonds arrivant en fin de cycle, suivie de consultations avec le comité consultatif des investisseurs et l’engagement de conseillers indépendants.
Phase de commercialisation : Un processus d’enchères formel orchestré par une banque d’investissement permet la découverte de prix par la concurrence entre investisseurs secondaires spécialisés.
Phase de négociation : Les investisseurs secondaires entrent en compétition pour acquérir les actifs sélectionnés.
Phase de création : Établissement du nouveau véhicule avec les actifs transférés.
Architecture juridique et gouvernance
L’architecture juridique repose généralement sur une société en commandite du Delaware, choisie pour sa flexibilité et sa jurisprudence établie. Le gestionnaire général agit simultanément comme gérant du fonds d’origine et du fonds de continuation, créant des conflits d’intérêts structurels qui nécessitent des mécanismes de gouvernance renforcés.
Les mécanismes de protection incluent l’obligation d’opinions d’équité indépendantes, des périodes de notification étendues (20-30 jours ouvrables) pour les décisions des investisseurs, et l’intervention d’assurances et garanties dans la majorité des transactions récentes.
Structures de frais différenciées
Les fonds de continuation présentent généralement des structures de frais distinctes : commissions de gestion réduites à environ 1% (contre 2% pour les fonds traditionnels), calculées sur le capital investi plutôt que sur les engagements, et des structures d’intéressement souvent échelonnées pour renforcer l’alignement d’intérêts.
4. Qui investit et pourquoi : portrait des acteurs
L’écosystème d’investisseurs
Les investisseurs institutionnels constituent l’épine dorsale de ce marché. Les fonds de pension représentent un tiers du volume des transactions secondaires, appréciant particulièrement la nature mature des actifs et les horizons d’investissement plus courts (3-5 ans) comparés aux fonds traditionnels.
Les fonds souverains, gérant collectivement 11,3 trillions de dollars d’actifs, augmentent progressivement leur allocation aux actifs alternatifs. Des exemples notables incluent le Fonds de pension gouvernemental global norvégien, China Investment Corporation, et les fonds du Moyen-Orient qui recherchent des expositions à des actifs illiquides de haute qualité.
Les réticences significatives des investisseurs existants
Voici un fait particulièrement révélateur : 80-90% des investisseurs existants choisissent de se retirer plutôt que de reconduire leur investissement dans le nouveau véhicule. Cette statistique suggère un scepticisme sous-jacent significatif de la part d’investisseurs pourtant familiers avec les actifs et les gérants.
Les préoccupations principales incluent les conflits d’intérêts inhérents, l’équité des valorisations, l’asymétrie d’information par rapport aux nouveaux investisseurs, et les structures de frais potentiellement majorées. Comme le note le professeur Ludovic Phalippou d’Oxford : “Les investisseurs vont effectivement payer des frais plus élevés globalement pour ces actifs.”
5. Cartographie des risques : pour les gérants et les investisseurs
Risques croissants pour les gérants
Les risques réglementaires s’intensifient, particulièrement avec l’inclusion des “transactions secondaires menées par les conseillers” dans les priorités d’examen 2025 de la SEC. Le risque de violations des obligations fiduciaires constitue une préoccupation majeure dans une industrie où la réputation est déterminante.
Les échecs de transactions se multiplient : environ un tiers des tentatives ont échoué en 2023 en raison de la résistance des investisseurs, illustrant les défis croissants de ces opérations.
Risques multidimensionnels pour les investisseurs
Le risque de valorisation : les actifs peuvent être potentiellement sous-évalués lors du retrait du fonds d’origine, créant des gains artificiels dans le véhicule de continuation.
Le risque de concentration : exposition à 1-5 entreprises contre des centaines dans les secondaires traditionnels, amplifiant l’impact de toute sous-performance.
Le risque de sélection adverse : la recherche suggère que les sponsors peuvent favoriser les nouveaux investisseurs par rapport aux investisseurs existants et réinvestisseurs.
Incertitude réglementaire persistante
L’environnement réglementaire reste volatil. Les règles SEC d’août 2023 exigeant des opinions d’équité ont été partiellement annulées par les tribunaux en juin 2024, créant une incertitude juridique qui complique la structuration des transactions.
6. Risques systémiques : quand l’innovation devient problématique
Distorsion des mécanismes de marché
L’impact le plus préoccupant concerne la distorsion potentielle des mécanismes naturels de découverte des prix. En évitant les sorties traditionnelles, les fonds de continuation empêchent le marché de déterminer les vraies valeurs des actifs, créant potentiellement des bulles d’actifs à l’échelle de l’industrie.
Le “mur de maturité” constitue un défi systémique majeur : l’industrie détient environ 3,2 trillions de dollars de valeur non réalisée dans plus de 28 000 entreprises, dont 40% âgées de quatre ans ou plus. Cette accumulation massive crée une vulnérabilité systémique en cas de détérioration brutale des conditions de marché.
Dépendance au capital secondaire
La croissance des fonds de continuation – représentant maintenant 9-10% de toutes les distributions de private equity – crée une dépendance à la disponibilité continue de capital secondaire spécialisé. Avec 253 milliards de dollars de “dry powder” dédié aux secondaires, le marché dépend de la stabilité de cet écosystème.
Implications pour l’allocation de capital
Ces fonds peuvent créer des inefficacités d’allocation en permettant aux gérants de retenir des actifs au-delà de leur durée de vie économique optimale. Cette rétention artificielle peut priver l’économie réelle de capitaux qui pourraient être réalloués vers des opportunités plus productives.
7. La question centrale : vers un effet Ponzi ?
Des accusations sérieuses de la part d’experts
Rachel Wasserman, avocate d’entreprise et ancienne banquière d’investissement, affirme que l’industrie se rapproche “inconfortablement du territoire Ponzi” avec des “rendements construits sur du capital recyclé, pas sur de vraies performances.”
Nassef Sawiris, milliardaire égyptien, a qualifié les fonds de continuation de “plus grosse arnaque de tous les temps”, expliquant : “Vous dites ‘je ne peux pas vendre l’entreprise, je vais la relever à nouveau’.” Après avoir examiné 70 entreprises détenues par des fonds cherchant des sorties, il n’en a trouvé aucune attractive.
Caractéristiques structurelles préoccupantes
Quatre éléments rapprochent potentiellement ces fonds des schémas de Ponzi :
Dépendance au nouveau capital : comme les schémas de Ponzi, ces fonds nécessitent un afflux constant de capital frais pour maintenir les opérations et fournir des rendements aux investisseurs existants.
Rendements potentiellement artificiels : les gains sont générés par l’ingénierie financière et l’injection de nouveau capital plutôt que par l’amélioration fondamentale des performances opérationnelles.
Report indéfini des pertes : la structure permet aux gérants de différer les pertes et d’éviter de cristalliser les sous-performances.
Flux de capital circulaire : les actifs sont transférés entre entités liées contrôlées par le même sponsor, créant un volume de transactions artificiel.
Données empiriques troublantes
La recherche académique de Kastiel & Nili révèle des dynamiques préoccupantes : malgré des relations établies, la majorité écrasante des investisseurs existants choisit le retrait plutôt que la poursuite avec le même gérant.
Les données de performance montrent des rendements comparables aux buyouts traditionnels mais avec une liquidité “artificielle” qui ne représente pas de vraies sorties de marché. Cette similarité, combinée à la sélection exclusive d’actifs “trophées”, suggère un biais de sélection significatif.
L’absence critique de test de marché
La préoccupation la plus sérieuse concerne l’absence de véritable pricing de marché. Les actifs ne font jamais face à un processus de vente compétitif impliquant des acheteurs indépendants. Le même sponsor contrôle effectivement les deux côtés de la transaction, créant une situation où l’équité du prix est structurellement compromise.
Perspective réglementaire
L’intervention de la SEC, incluant ces transactions dans ses priorités 2025, indique une préoccupation officielle. L’exigence d’opinions d’équité et de divulgation renforcée témoigne de la reconnaissance institutionnelle des risques inhérents à ces structures.
Évaluation critique
Arguments contre la classification Ponzi : les actifs ont une valeur sous-jacente réelle, ils sont régulés avec des exigences de divulgation, et certaines améliorations opérationnelles sont documentées.
Arguments préoccupants : critique d’investisseurs sophistiqués, recherche académique identifiant des conflits systématiques, intervention réglementaire, et préférence massive des investisseurs existants pour la sortie.
Conclusion : innovation nécessaire ou risque systémique ?
Les fonds de continuation représentent une innovation financière sophistiquée qui répond à des besoins réels dans un environnement de sortie contraint. Leur croissance de moins d’un milliard à 71 milliards de dollars en une décennie témoigne de leur utilité pratique.
Cependant, les caractéristiques structurelles préoccupantes – dépendance aux nouveaux capitaux, flux circulaires, report des pertes, et absence de vraie découverte de prix – justifient les inquiétudes exprimées par des experts respectés. La concentration de 3,2 trillions de dollars d’actifs non réalisés et la dépendance croissante à ces mécanismes créent des vulnérabilités systémiques potentielles.
L’industrie se trouve à un point d’inflexion critique. Pour maintenir sa légitimité et éviter une correction brutale, elle doit renforcer significativement la transparence, l’indépendance des mécanismes de valorisation, et l’alignement d’intérêts entre gérants et investisseurs.
L’avenir des fonds de continuation dépendra de leur capacité à évoluer vers des structures plus équitables, servant véritablement les intérêts de tous les parties prenantes. Sans ces réformes, ils risquent de devenir un facteur d’instabilité dans l’écosystème du private equity 🎯